« Denis Gagnon – Portrait » par Catherine Perreault-Lessard, Urbania

 

« Ce texte est un extrait issu du hors-série Urbania spécial Denis Gagnon en vente maintenant à la boutique du Musée des Beaux-Arts de Montréal et aux locaux d’Urbania.

Depuis le début de sa carrière en 2000, plus de 200 articles ont été écrits au sujet de Denis Gagnon. Malgré ce qu’on pourrait croire, tout n’a pas été dit. Portrait.

Denis Gagnon habite dans le quartier Ville-Marie, sur une rue perdue quelque part entre Griffintown et le marché Atwater, le centre Bell et le canal Lachine. Une rue bordée d’arbres où le temps s’arrête, qui rappelle certains quartiers de Londres, de San Francisco ou de n’importe quelle ville, sauf Montréal.

Je le rejoins à son appartement — vendredi soir, 19 h  — avant qu’on se rende à la Taverne Dominion, où on a une réservation. À mon arrivée, Denis est assis à son bureau, rivé à son ordinateur. Il porte un pantalon noir et un t-shirt blanc. Avant de partir, il enfile un manteau de cuir et un sac à la fermeture éclair gold en bandoulière. Puis, sans trop réfléchir, il échange sa paire de souliers Rick Owens noir et blanc contre une autre paire de Rick Owens noir et blanc, identique. Son «chauffeur», Daniel, le suit.

Après discussion, on décide de se rendre au centre-ville à bord de son 4X4 blanc. Denis s’assoit à l’arrière du véhicule qui sent encore le neuf; il déteste être assis dans le siège du passager, où il craint à tout moment qu’un accident survienne. Daniel prend la place du conducteur. À peine installé, il appuie sur play; la musique de Frank Sinatra résonne dans le véhicule.

Derrière les vitres, les gratte-ciel défilent un à un, au son de My Funny Valentine. Les lumières du centre-ville s’impriment dans les grandes lunettes de Denis, alors qu’il s’amuse avec les gadgets technos de son tout premier véhicule. « Y a même un téléphone en avant! Regarde bien ça! » dit-il en composant un numéro sur son cellulaire pour me faire une démonstration.

Ça sonne.

Daniel répond grâce à la fonction mains libres : « Oui? » La voix de Denis retentit dans l’habitacle : « Allôôôôôô! Allôôôôôô Daniel! »

À l’arrière, Denis rit comme un enfant.

La Taverne Dominion se trouve sur la rue Metcalfe, à quelques pas du square Dominion. L’établissement, qui a ouvert ses portes en 1927, a longtemps été un hôtel-restaurant. Dans les années 1970, il a changé de vocation et est devenu l’une des premières tavernes gaies de la métropole. Aujourd’hui, la Taverne Dominion est la propriété d’Alex Baldwin –– un ami de Denis –– qui l’a transformée en un resto-bar inspiré des années folles; le genre d’endroit qu’auraient volontiers fréquenté The Great Gatsby, Howard Hughes ou Greta Garbo.

On s’installe à la table réservée à son nom. Denis choisit la banquette. Moi, la chaise.

On jette un coup d’œil à la carte des vins. La serveuse, avec ses faux airs de Maria de Medeiros, nous recommande une bouteille d’Atlantis, un vin grec d’importation privée.

Bien qu’il fréquentait déjà la Taverne Dominion il y a une trentaine d’années, Denis est émerveillé par la beauté des lieux comme si c’était la première fois qu’il y mettait les pieds. Le cuir sur la banquette, l’intensité de la lumière, le miroir antique derrière le bar… Tout lui parle. « Dans le temps, il y avait la même ambiance qu’aujourd’hui, sauf que ça sentait le renfermé et que ça fumait à fond!, dit-il en jetant un coup d’œil au menu. On venait ici pour boire de la grosse bière tablette et pour draguer. »

À l’époque, il était fraîchement débarqué d’Alma, où il avait passé les vingt premières années de sa vie.

Vingt années pas toujours faciles, qui ont forgé l’homme qu’il est devenu aujourd’hui.

La traversée du désert

Denis Gagnon est un enfant de la Révolution tranquille. Né en 1962, il est originaire de la ville d’Alma, tout comme Lucien Bouchard, Michel Côté, Michel Marc Bouchard et Mario Tremblay. Il est le bébé d’une famille de trois enfants : son frère et sa sœur habitent toujours la région.

Il a grandi dans un milieu pas riche du tout, au sein d’une famille ouvrière. Son père était très malade et a été déclaré invalide alors que Denis était encore enfant. Sa mère — très croyante — travaillait comme préposée à l’entretien ménager pour subvenir aux besoins de la famille. « Une femme extraordinaire », aux dires de son fils.

D’aussi loin qu’il se souvienne, Denis a toujours su qu’il voulait faire de la couture. D’aussi loin qu’il se souvienne, il s’est aussi toujours considéré en marge des autres membres de sa famille et des autres enfants. « J’étais efféminé, j’étais la tapette à sa mère, dit celui qui a fait ses premières créations sur la Barbie de sa sœur. À l’école, les autres élèves me traitaient de fif et me taxaient. À un moment donné, je voulais même plus y aller. » Sa dyslexie lui donnait aussi beaucoup de fil à retordre : « Le midi, j’allais m’enfermer dans le local de la pastorale pour prier. C’était le seul endroit où je me tenais. » Son calvaire s’est terminé vers la fin du secondaire, après que lui et quelques amis décidèrent de faire un coming-out collectif.

Alors que Denis raconte son histoire, plusieurs connaissances s’arrêtent à notre table pour lui serrer la main et prendre de ses nouvelles.

Quand je repense à la popularité dont il jouit et à l’homme qu’il est devenu aujourd’hui — celui avec qui tout le who’s who aimerait être ami, celui qu’on invite dans les partys les plus courus, dont ceux de Guy Laliberté — j’ai peine à croire qu’il n’a pas toujours fait partie de la gang des cool.

Pourtant, tel est bien le cas.

Assise devant lui, je me dis que ce n’était peut-être pas une si mauvaise chose. Tantôt le rejet l’a forcé à cultiver sa différence, tantôt il lui a permis de comprendre qu’il ne fallait rien prendre pour acquis et que la réussite, sociale ou professionnelle, avait un prix : celui de l’effort et du dur labeur.

Aujourd’hui, Denis travaille plus de 70 heures par semaine. Chaque matin, il se réveille aux aurores, déjeune en écoutant Homier-Roy et file pour arriver au gym à 6 h. Ensuite, il travaille comme un forcené durant toute la journée. C’est comme ça la semaine, c’est comme ça la fin de semaine. Il n’arrête jamais. Tout le monde qui le connaît vous le dira.

Demain matin, Montréal m’attend

Après avoir commandé un jarret d’agneau, Denis enchaîne en parlant de ses premières années en ville. « Quand tu habites en région et que du décides de t’avouer gai, t’as pas le choix de t’en aller vivre à Montréal après. C’est comme ça », dit-il sans équivoque.

Et c’est ce qu’il a fait.

Denis est arrivé dans la ville aux cent clochers à l’âge de 20 ans, assoiffé de liberté et d’anonymat, désireux d’être reconnu pour autre chose qu’être la « tapette à sa mère », mais d’abord, de travailler comme couturier.

Comme premier emploi, il a finalement déniché un poste de préposé aux bénéficiaires auprès d’une clientèle en phase terminale prolongée : « Quand on m’a embauché, j’ai décidé que j’allais devenir le meilleur employé au monde » Armé d’une volonté à toute épreuve, Denis a mis la main à la pâte et est devenu le préposé le plus dévoué de l’histoire de l’hôpital, au grand plaisir de ses employeurs, qui n’avaient jamais rien vu de tel. « Je travaillais de nuit. Sur 30 patients, il y en avait 28 qui portaient des couches, raconte-t-il. Lorsque qu’un d’entre eux était malade, je tenais le bol et je ne disais pas un mot. » Il a été fidèle au poste pendant deux ans, armé d’un détermination dont il fait encore la preuve aujourd’hui.

C’est après ce mandat, en 1988, que Denis a finalement décidé d’étudier au Collège LaSalle, en suivant des cours du soir. Il y a appris le patronage et la confection de vêtements. Il était un étudiant exceptionnel, surdoué même. « Mes professeurs pensaient que j’avais déjà fait ça », dit-il en se versant un autre verre de vin.

Une fois sa formation complétée, Denis a œuvré de 1989 à 1991 dans la confection de costumes de théâtre, puis a conçu des vêtements distribués entre autres dans les boutiques Tristan et Iseult, Scandale et Revenge. Jusqu’au jour où il est tombé sur une petite annonce du Collège LaSalle. C’était en 1993 et l’École cherchait des gens pour enseigner la couture au Maroc. Il a accepté de relever le défi, à la fois parce qu’il avait soif de vivre des expériences à l’étranger et parce qu’il ne trouvait pas de meilleur emploi au Québec.

De l’autre côté de l’Atlantique, à Casablanca, Denis donnait des cours de moulage, de patronage et de confection à des filles de militaires et à des princesses. Rien de moins. Mais le designer était loin de se douter que l’expérience serait aussi « intense ». La royauté, la religion, le ramadan, les coutumes, la vie, quoi!  Ce n’est pas pour rien que tous les autres enseignants interrompaient leur mandat de 3 ans après 2, 3 mois. « C’était très difficile, mais j’étais beaucoup trop fier pour quitter. Partir avant d’avoir terminé mon contrat? Jamais! »

Denis est un gars de principes. Il respecte ses engagements, comme il respecte les autres et leurs idées. C’est un gentil garçon, poli, bien élevé, qui se couche tôt (la plupart du temps) pour être en forme au travail le lendemain matin. Tellement gentil qu’on a de la difficulté à comprendre pourquoi les journalistes lui ont attribué l’étiquette d’« enfant terrible de la mode » ou de « designer rebelle ».

Une étoile est née

Ce soir, à la Taverne Dominion, Denis a l’air heureux. Même s’il est un bourreau de travail, qu’il a probablement passé l’une des semaines les plus stressantes de sa vie à régler au quart de tour les détails de son exposition au Musée des Beaux-Arts, il demeure capable d’oublier le travail et d’avoir du plaisir; il est drôle, rieur, spontané, de bonne compagnie.

Allez hop, une deuxième bouteille!

À son retour au pays, Denis a continué à enseigner au Collège LaSalle, avant de retourner à ses anciennes amours : la réalisation de costumes de théâtre et de cinéma.

Il a fait la connaissance du designer Yso alors qu’ils habillaient des drag queens pour un spectacle de la troupe House of Pride. Les deux hommes se sont perdus pendant quelques temps avant de reprendre contact, après un défilé d’Yso en 1999 au Studio Orange. « Je suis tombé en amour avec son travail ! se souvient Denis. C’est un artiste talentueux, qui ose et qui a un regard à la fois très pointu et très délicat. Je lui ai proposé de l’aider pour sa prochaine collection et il a accepté.»

Denis a alors transféré ciseaux, épingles et machine à coudre dans son atelier du 24, avenue Mont-Royal. Pendant qu’il s’affairait à créer des pièces pour hommes, Yso se concentrait sur les vêtements pour femmes. Malgré leurs bonnes intentions, leur colocation n’a pas été de tout repos.
« Deux designers dans le même atelier, ça n’a pas marché, avoue-t-il. J’avais beaucoup d’ambition et j’avais une grande soif de reconnaissance.
Après le défilé, j’ai rapatrié mon matériel chez moi, j’ai réalisé les costumes d’un grand film avec Jean Reno pour ramasser de l’argent et j’ai commencé à créer mes propres pièces.»

Au printemps 2000, à l’aube de ses 40 ans, Denis Gagnon lançait sa première collection pour hommes, seul. « Les mannequins portaient des chaps en cuir et j’avais même demandé à un vieux monsieur de 70 ans de défiler. C’était super flyé, très sexy… et à la limite sado-maso !» se rappelle Denis, sourire en coin.

Les journalistes de mode, eux, exultaient. L’actuel rédacteur en chef mode de Elle Québec, Denis Desro, imaginait déjà Denis à Paris.

[…] La suite à lire dans le hors-série Urbania spécial Denis Gagon »

 

Source: Urbania.ca

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